PÉRIGNAC : PAICHEL ET RAT-MAGE

Scélé-Rat venait de perdre sa chance de livrer son héros aux brigands qui espéraient lui ravir l’or destiné au roi. Il était tout à fait inutile de demeurer un instant de plus dans ce bourg où il risquait de devenir l’analyste des fruits et légumes de ce farfelu héros. Il sortit donc discrètement du village et disparut ensuite dans les vastes champs du seigneur de Beau-Brave. Ce gros rat sale alla sans doute informer les brigands de l’échec de leur projet. On peut s’imaginer leur réaction.

Paichel fut de nouveau invité à suivre Rat-Mage dans les souterrains. L’autre le conduisit dans la salle des trésors afin de lui montrer soixante sacs d’or que contenait le coffre sur roues.

- Puisque mon Maître Rat-Ma t’a offert cet or Paichel, mes amis et moi avons cru utile de vider le coffre. Tu auras moins de difficulté à transporter ton trésor de cette manière. Puis, tu pourras emporter le coffre qui t’appartient et surtout le cacher avant que des envieux cherchent à s’en emparer.

- Rat-Mage, lui dit Paichel d’une voix troublée, tu me demandes d’emporter ce trésor comme si je ne devais plus avoir le droit de descendre dans les souterrains. Je désirerais conserver, si cela est possible, mon or ici afin de le protéger.

- C’est impossible Paichel. Mon Maître a donné des instructions pour faire sceller le passage secret de la sacristie. Il faut emporter ton trésor sans quoi il devra demeurer ici pour toujours. Il faut que tu réalises que nous risquons notre avenir en te laissant descendre dans notre monde souterrain. Je sais que tu ne dévoileras jamais notre secret mais la prudence est une sagesse à laquelle nous devons obéir. Nous sommes convaincus que tu seras bon et généreux envers les pauvres du village et que tu deviendras le nouveau seigneur de Beau-Brave dès que tu auras épousé ta bien-aimée. Nous savons également que tu verras à nous protéger contre ceux qui tenteraient de briser ce mur du passage secret. D’ailleurs, c’est pour cette raison que nous t’avons choisi Paichel.

- Pour défendre votre race! Je le sais Rat-Mage. Les rats seront heureux dans mon village. Je vais tenter de les réhabiliter en créant une école où ils apprendront à manger mieux...

- Mon ami, ce n’est pas de la race des rats que je te parlais. Ouvre le coffre et tu comprendras de quelle race il est question.

Son ami s’exécuta et vit alors son visage au fond de celui-ci puisqu’il était recouvert d’un épais miroir. Étrangement, il fut incapable de se reconnaître. On aurait dit un jeune garçon d’un autre monde avec des petites oreilles pointues. Paichel venait de voir l’apparence qu’il avait lorsqu’il vivait sur son ancienne planète. Mais sa surprise fut totale lorsque Rat-Mage monta sur un coin du coffre pour se regarder à son tour. Le clochard vit un homme chauve et imberbe.

- Rat-Mage?

- Oui, c’est moi Paichel. C’est mon visage que tu vois au fond du coffre. Rat-Ma et tous les rats de ces souterrains sont humains comme toi. Pour échapper à la fin de notre race sur l’Atlantide, nous avons apprivoisé des rats pour ensuite prendre possession de leurs corps. Nous possédions à l’époque un rubis lumineux qui pouvait transformer les rayons invisibles du soleil pour guérir presque toutes les maladies. Avec quelques modifications, cette puissante pierre rouge et blanche pouvait détruire tout un peuple en quelques secondes. Un jour, un fâcheux accident technique a forcé les derniers Atlantes à fuir la cité de Mu afin de se réfugier dans les souterrains. Nous avons perdu tous nos cils et nos cheveux. Il se peut que le principe de notre RUBIS RAYONNANT soit de nouveau découvert par les hommes de science et ce, dans le but d’obtenir une paix universelle. Il sera placé très haut dans le ciel et aucune arme ne pourra servir à faire la guerre. Malheureusement, si les hommes se méprisent entre-eux, ce rayon finira par devenir l’arme ultime d’une grande nation qui dictera ses volontés au reste du monde. Les Atlantes ont perdu le contrôle de cette lumière et celle-ci a finalement détruit notre grande science. N’oublie jamais que les hommes ne pourront atteindre la sagesse universelle s’ils refusent de reconnaître la dignité de tous les peuples qui appartiennent à la grande famille humaine.

Paichel remonta des souterrains avec son trésor mais son coeur demeura auprès de son ami Rat-Mage. Il lui dit ces dernières paroles :

- Il faudra bien se revoir un jour mon cher ami puisque tu m’as promis de m’enseigner à lire et à écrire!

- Je le ferai un jour, Paichel!

C’est ainsi que ce farfelu clochard épousa sa bien-aimée Baichamelle de Beau-Brave dans ce château acheté à son beau-père. En effet, le seigneur de ce bourg accepta de lui vendre tous ses biens et ses titres en retour d’un sac d’or. Il s’agissait d’une somme exorbitante pour l’époque. Toutefois, le fortuné clochard jugeait que cette transaction en valait la peine puisque le seigneur de Beau-Brave fit la paix avec lui et quitta même son château afin d’aller terminer ses jours dans un coin ensoleillé du midi de la France.

En ce qui concerne le seigneur Granollin, le généreux seigneur Paichel lui acheta, toujours pour une somme énorme, le fier cheval Arthur dont les nobles origines remontaient jusqu’en Mésopotamie. Puis, ce fut le tour des propriétaires de Brutus à revendiquer de l’or pour qu’ils abandonnent l’idée de le reprendre. Le taureau pouvait courir librement dans les vastes champs de son ami Paichel et taquiner, à l’occasion, les quatre cents vaches laitières que venait d’acquérir le nouveau seigneur pour sa fromagerie. Enfin, les vingt chevaux empruntés par le clochard furent achetés par ce dernier et trouvèrent leur bonheur à courir dans les prés de leur nouveau maître.

Les villageois perdirent leur mine pâle puisque Paichel et Baichamelle de Beau-Brave furent toujours bons et généreux à leur égard. L’ancien clochard les payait honnêtement et en peu de temps, l’ancien bourg devint l’un des plus joli de Normandie.

On pouvait voir de la route une grande institution qui avait l’aspect d’une grange. Tous les rats de France y séjournaient un certain temps afin de suivre des cours intensifs de bonne alimentation. Fontaimé Denlar Paichel a tenu sa promesse d’aider ses rongeurs. Un gros écriteau indiquait par le dessin d’un rat assis devant une table garnie de fruits et légumes la route à suivre pour se rendre au bourg de Beau-Brave-Paichel. Sur les grandes portes du vaste bâtiment était écrit en grosses lettres rouges : Centre d’éducation alimentaire des rats de France.

Fontaimé Denlar Paichel et Baichamelle de Beau-Brave connurent dix années d’un rare bonheur jusqu’au jour où une fièvre étrange emporta la sainte femme. Devenu fou de douleur, son pauvre époux sombra dans la mélancolie. Âgé de quarante ans, Fontaimé se disait en lui-même qu’il ne survivrait pas à la mort de sa bien-aimée qui n’avait pu cependant lui faire des enfants. Plusieurs dames des environs tentèrent de séduire le châtelain puisqu’il était encore jeune et surtout très riche. Plutôt que d’admettre leurs échecs, les prétendantes préféraient dire que l’ancien forgeron était trop stupide pour faire la cour à des jolies dames. Mais Fontaimé était déjà l’époux de la solitude et lui demeurait fidèle. Son seul compagnon était un joli lévrier qui portait le nom de Ciboulette. Ce chien fut le dernier présent qu’il fit à son épouse quelques mois seulement avant son décès.

Un matin du mois de février 1374, une servante entra au luxueux salon du seigneur de Beau-Brave pour lui annoncer la visite du père Charrand.

- Méfiez-vous de ce religieux, mon seigneur, lui dit craintivement la femme. On dit qu’il est l’un des Inquisiteurs de la Sainte-Office.

- Le père Charrand? Ce nom me dit quelque chose, répondit le châtelain en se relevant lentement de sa chaise. Vous pouvez le faire entrer.

- Oui, mon seigneur.

La servante marcha un moment vers la porte pour ensuite s’immobiliser. Elle se retourna pour lui dire d’une voix timide :

- Mon fils a guéri avec les bons soins qu’il a reçus grâce à vous, mon seigneur.

- C’est vraiment une excellente nouvelle, Florantine.

- Vous êtes tellement généreux envers les villageois que nous prions à tous les jours afin que vous retrouviez la joie de vivre comme avant.

L’homme opina d’un signe de tête en esquivant ensuite un petit sourire complaisant. La servante fit alors entrer le religieux et demeura ensuite derrière la porte pour écouter la conversation.

- Mais qu’est-ce qui me vaut l’honneur de votre visite, mon père?

- Disons que je suis en visite officielle tout en osant espérer qu’elle demeurera amicale, vous me comprenez mon seigneur?

- Ah! Bon, vous prendriez bien un petit verre de vin pour vous rafraîchir? Vous me paraissez exténué par le voyage...sans doute!

- Je ne sais pas si je devrais accepter votre invitation car le vin est un traître ennemi à mon âge.

- Vous me paraissez si jeune encore! Vous deviendrez sûrement un solide centenaire, mon père!

- Oh, j’ai déjà soixante ans, vous savez!

- Pas vrai! Si quelqu’un d’autre que vous m’avait mentionné votre âge, c’est évident que je lui aurais demandé d’aller se confesser rapidement pour avoir vieilli un homme qui frôle à peine les cinquante ans.

Le religieux accepta un verre de vin avant de s’asseoir devant son hôte. Il s’amusa avec ses manches de tunique avant de dire ironiquement :

- Avec un aussi luxueux château, vous devez sûrement posséder une immense fortune personnelle?

- Disons que je suis privilégié, mon père.

- Oui, Dieu vous a privilégié en vous éprouvant de cette fortune, mon fils! Vous devez songer au salut de votre âme avant toute chose, n’est-ce pas?

- C’est évident que j’y songe à tous les jours, mon père!

- Je pense que la richesse doit servir au partage des biens que le Très-Haut place entre les mains des bons Chrétiens. La Sainte Église songe aux nombreux pauvres qui comptent sur celle-ci pour soulager leurs souffrances. Vous êtes de mon avis, n’est-ce pas?

- Tout à fait de votre avis, mon père.

- Il semblerait...Je dis bien, il semblerait que votre contribution à ce partage des richesses que Dieu vous a remis entre les mains ne représenterait qu’une infime partie de ce que vous possédez. On ne peut empêcher les ventres de crier qu’ils ont faim, n’est-ce pas? Ces pauvres malheureux quêtent devant les églises et les bons pasteurs ne peuvent toujours soulager leurs souffrances avec de simples promesses de bonheur éternel. Il faut également songer à nourrir les corps comme les âmes. Voilà pourquoi la Sainte Église doit faire acte d’humilité en rappelant charitablement aux riches de redonner aux pauvres.

- Je comprends votre désarroi, mon père!

- Combien donnez-vous à l’évêché depuis la mort de votre épouse?

- Je donne directement aux pauvres qui frappent à ma porte et aux villageois.

- C’est généreux de votre part, mais comprenez bien que c’est l’Église qui doit redistribuer ce qu’elle reçoit en dons de charité.

- Je comprends, mon père!

- Mon fils, je trouverais vraiment déplorable de vous obliger à déclarer le montant de votre fortune personnelle devant la cour de la Sainte-Inquisition, n’est-ce pas?

- Pourquoi l’Inquisition, mon père? Suis-je soupçonné de sorcellerie?

- Pas pour le moment, pas pour le moment! Cependant, vous devez admettre avec moi qu’une telle fortune en or fait jaser les mauvaises langues. Je veux bien admettre que vous avez découvert ce trésor sous votre village, mais comme Inquisiteur, je suis obligé d’enquêter sur son origine. Si vous pouvez me convaincre sans peine que vous êtes un excellent chrétien, bon et CHARITABLE envers votre Mère l’Église, je serais heureux de m’éviter toutes ces procédures d’enquêtes.

- Je vois que vous désirez simplement une preuve de ma bonne foi! Voyons mon père, il me fait plaisir de vous la fournir sans attendre.

Le châtelain donna un sac d’or au maître-chanteur qui s’en retourna en lui promettant une première place au paradis. Fontaimé se rappela sa pauvre mère adoptive qui fut victime des véritables rats du moyen âge. En effet, les Inquisiteurs instauraient partout le règne de la peur, exactement comme des rats qui transportaient la peste. Pour les tenir à distance, il fallait les nourrir en or et en “ courbettes ”. S’ils ne vous aimaient pas, vous étiez obligatoirement contre eux et contre la Sainte Église. Elle servait malheureusement de bouclier et de prétexte à leur étrange méchanceté.

Après le départ du religieux, le riche seigneur de Beau-Brave dissimula sa fortune entre les murs de son château. La servante ne raconta à personne cet entretien entre les deux hommes, mais conserva un bien triste souvenir du père Charrand. Comment osait-il soutirer autant d’argent à un châtelain aussi généreux de nature envers les pauvres? Elle décida de s’informer sur ce religieux puisque son maître semblait inquiet lorsqu’elle prononça son nom. Elle profita d’une belle journée du printemps pour se rendre chez une amie qui travaillait au château de Bonaguil où dame Antoinette Plantard y fut arrêtée par le père Charrand en 1304. Étant la confidente de Baichamelle de Beau-Brave, cette fidèle servante en apprit beaucoup sur la vie de Paichel. Celui-ci devait se rappeler parfaitement du nom de Charrand pour avoir cédé aussi vite à son chantage. Florantine désirait en savoir plus sur ce religieux puisqu’elle espérait lui ravir des documents qui pourraient nuire au châtelain. En effet, un tel individu devait sûrement posséder des papiers sur le procès de la pauvre mère de Paichel qu’il allait sans doute utiliser pour soutirer beaucoup d’or à sa victime. À cette époque, le fils d’une sorcière pouvait être brûlé vif s’il était découvert par les Inquisiteurs. Normalement, si quelqu’un se savait victime d’un complot qui risquait de lui valoir un procès par l’Inquisition, il s’empressait de confier ses enfants à des amis qui changeaient leurs noms. C’était peu de chose, mais souvent les Inquisiteurs préféraient ne pas les retracer s’il n’y avait aucun profit à entreprendre cette chasse des héritiers. Même les plus riches d’entre eux perdaient tout si leurs parents périssaient sur le bûcher. C’est la raison pour laquelle, on changea le nom de Fontaimé Denlar Paichel pour simplement “ Paichel ”. À l’âge de 4 ans, il porta le nom de Paichel de la Rochebrune lorsqu’il vécut dans une famille de la Lavande et fut ensuite appelé : Paichel, neveu d’Albert, forgeron de Paris. Rien ne dit si le père Charrand avait fait un lien entre le châtelain de Beau-Brave et le fils d’Antoinette Plantard. C’est cela que voulait vérifier la servante en se rendant à Bonaguil.

Selon son amie qui avait une douzaine d’années lorsqu’elle travaillait comme marmiton pour dame Plantard, cette femme ne fut jamais une sorcière et se souvenait encore de son regard d’une douceur remarquable.

- Elle riait tout le temps, dit la vieille femme qui cherchait à retenir ses émotions. Oh! Nous étions tous surpris qu’on vienne l’arrêter. Elle nous souriait en disant qu’il s’agissait d’une simple erreur de la personne et qu’elle reviendrait bientôt pour nous raconter des contes.

- Elle racontait quels genres de contes, Henriette?

- C’étaient des histoires bien étranges, je l’avoue! Je me souviens que l’une d’elles racontait la vie des druides à l’époque où la cathédrale de Chartes n’existait pas encore. Nous étions fascinés par ses contes et dame Antoinette finissait toujours ceux-ci en disant joyeusement que ses histoires étaient seulement des rêveries de vieilles femmes.

- Est-il possible que certaines histoires concernaient la sorcellerie?

- Pas à ma connaissance. Elle racontait souvent celle qui concernait un voyageur qui semait des graines magiques dans le coeur des humains pour effacer leur faute originelle. Elle parlait peut-être d’un sorcier après tout; je ne sais pas.

- As-tu assisté à son procès?

- Non, personne ici n’a voulu y assister ou même témoigner contre elle. Nous l’aimions tous.

- Tous? Tu es convaincu de cela?

- Je sais ce que tu désires savoir Florantine! C’est évident que quelqu’un a dénoncé cette pauvre femme aux Inquisiteurs. Nous avons songé à l’une de ses voisines qui la jalousait terriblement à cause de son charme naturel. Il faut dire que plusieurs personnes, incluant des seigneurs, venaient souvent la consulter pour des conseils de toutes sortes. Dame Plantard était vraiment très intelligente et connaissait très bien l’histoire de la France.

- Ainsi, il est impossible de savoir qui a dénoncé cette femme et surtout pour quels motifs?

- La jalousie est capable d’inventer bien des mensonges, lui répondit l’autre femme.

- Oui, c’est sans doute une personne assez influente qui pouvait le faire. Je ne crois pas tellement qu’une voisine puisse avoir obtenu la mort d’une femme qu’elle jalousait. Cela arrive parfois entre nobles qui se détestent, mais dame Plantard était pauvre. Si les Inquisiteurs s’intéressèrent à elle, c’est peut-être à cause des gens qu’elle rencontrait chez elle. Elle racontait sans doute des choses qui pouvaient nuire aux religieux.

La servante quitta son amie pour se rendre à l’ancienne maison de cette pauvre Antoinette. Elle se trouvait en face du château de Bonaguil. Elle frappa à la porte en espérant que les nouveaux résidents lui autorisent une courte visite. Une grosse dame lui ouvrit celle-ci en lui demandant poliment ce qu’elle désirait au juste.

- Excusez-moi bonne dame de vous déranger, mais ma tante demeurait ici lorsque j’étais enfant. Vous comprenez, comme je viens rarement à Bonaguil, je croyais qu’elle vivait encore ici.

- Votre tante, dites-vous?

- Oui, répondit la servante en rougissant de son petit mensonge.

- Et comment s’appelait-elle votre tante, ma chère enfant?

- Dame Antoinette Plantard.

- J’ignore tout de cette ancienne locataire, mais si vous désirez entrer pour partager mon maigre repas du midi, nous pourrions parler d’elle.

- Oui, vous êtes fort aimable, madame.

Il va sans dire que Florantine se sentait prise à son propre jeu puisqu’elle n’était pas la nièce de l’ancienne locataire. Que pouvait-elle dire sur elle, sinon de pouvoir inventer selon les circonstances!

- Prenez place sur cette chaise, lui dit la grosse dame en aidant son chat à descendre de celle-ci. Mon Noirot se fait très vieux vous savez! Je dois l’aider à descendre si je ne veux pas qu’il se brise une patte. J’espère que vous ne craignez pas les chats noirs?

- Pas du tout, madame.

- Ils ont une bien triste réputation, mais un animal ne choisit pas sa couleur à la naissance. Mon minet est très doux et affectueux. Le soir, il s’étend sur mes vieilles jambes pour les réchauffer.

- Merci madame, lui répondit la servante lorsque son hôtesse lui offrit une assiette remplie de légumes.

- Ainsi, vous êtes la nièce de dame Plantard? On dit dans le pays qu’elle était une sorcière. Vous êtes sûrement une brave femme pour oser quand même prétendre être de sa famille.

- Pourquoi devrais-je avoir honte de celle-ci puisque je crois fermement qu’elle était innocente?

- Vraiment innocente?

- Je le crois.

- Les véritables innocents ne vivent point sur terre, mais au paradis terrestre vous savez! Nous sommes tous plus ou moins coupables des maux qui entretiennent la souffrance entre humains. Mais, je vais dire comme vous, cette femme ne méritait pas le bûcher. Il semblerait qu’elle avait un enfant qui est peut-être mort aujourd’hui. On ne sait pas si les Inquisiteurs le découvrirent après cette triste histoire.

La grosse dame se leva pour dissimuler ses larmes. Florantine entendit aussitôt une voix intérieure lui crier: “ Parle-lui de SON ENFANT ”. La pauvre servante n’y comprenait rien, mais dit lentement à faible voix :

- Fontaimé Denlar Paichel vit encore, madame.

- Merci mon Dieu, gémit la locataire en serrant ses mains contre son coeur avant de disparaître comme par enchantement.

C’est ainsi que la servante fut la seule à savoir que le fantôme de dame Antoinette hantait cette maison en attendant qu’on lui dise que son enfant vivait encore. La pauvre femme pouvait donc partir en paix. Florantine ignorait toutefois l’origine de son étrange voix intérieure. C’était celle d’un Grand-Maître de l’invisible, mais la servante ne pouvait le savoir.

Le chat se mit bientôt à gratter sous la table. Il cherchait à soulever une vieille planche sans y parvenir. Florantine s’agenouilla en réalisant que l’esprit de la défunte lui indiquait l’emplacement d’une trappe secrète. La femme souleva la planche pourrie pour alors découvrir une boîte en métal. Elle la déposa sur la table pour la caresser un moment. Que pouvait-elle contenir, semblait se demander la servante en suivant du regard ce vieux chat traverser le mur sans porte. La bête était sans doute aller rejoindre sa maîtresse dans l’au-delà. Il fallut quelques minutes pour ouvrir ce coffret rouillé. Il contenait un seul document qui datait du 4 mai 1304, soit deux jours seulement avant l’arrestation de dame Antoinette. Florantine le lut en espérant y trouver ce qu’elle recherchait. La missive se lisait ainsi : Par la grâce qui m’est accordée de m’adresser à la nourrice de mon enfant, je vous supplie de quitter le pays avant que mon fiancé ne puisse parvenir à vous retirer la tutelle de mon fils, Mercéür. Bonne dame, Bertal veut se servir de lui pour m’obliger à l’épouser. Fuyez au plus vite avant que la secte du seigneur Alba accorde son soutien à mon fiancé. Des documents falsifiés serviront bientôt à vous incriminer aux yeux de l’Inquisition. Ne vous attardez point, madame lorsque vous aurez pris connaissance de cette lettre. Il est même peut-être trop tard pour fuir avec mon fils vers l’Angleterre où ma cousine Chastel vous soutiendra avec le même amour et affection que vous avez eu envers mon enfant.
Marianne


Cette lettre émouvante fit pleurer la servante. Elle comprenait à présent que dame Antoinette fut simplement victime d’un complot pour lui faire perdre la garde de Fontaimé Denlar Paichel. Elle apprit également que celui-ci portait le prénom de Mercéür avant d’être confié à sa nouvelle nourrice. On peut s’imaginer la suite des événements. Cette femme craignant le pire, ne prit aucune chance de fuir en Angleterre avec son enfant puisqu’elle le confia rapidement à une amie de La Lavande, dame Isabelle de la Rochebrune. Peut-être qu’elle désirait fuir ensuite ailleurs, mais nous ne le saurons jamais. Si c’est le contraire, elle croyait sans doute pouvoir se défendre des accusations contre elle en demeurant à son poste de cuisinière au château de Bonaguil. Malheureusement, on peut en conclure que Bertal tenait fermement à lui faire révéler l’endroit où elle avait caché l’enfant. Cette femme périt sur le bûcher plutôt que compromettre l’avenir de Paichel. Il est vrai que Bertal le retrouva quelques années plus tard, suite à une dénonciation...sans doute.

Florantine ne trouva rien de plus dans cette maison qui pouvait aider son maître à se défendre contre le père Charrand. Elle retourna au bourg de Beau-Brave en espérant que ce religieux ignorait la véritable identité du châtelain. Heureusement, le sinistre Inquisiteur ne revint jamais au château puisqu’il mourut peu de temps après sa visite “amicale” d’une maladie honteuse.

Le temps passait, mais Fontaimé Denlar Paichel ressemblait à un homme de cinquante ans. On le surnommait: le jeune vieux châtelain du village. En effet, Paichel avait quatre-vingts-quatre ans et s’amusait toujours à courir autour du bourg en compagnie de son lévrier. En réalité, c’était le cinquième chien de la même race et du même nom qu’il possédait depuis la mort de sa tendre épouse. Ciboulette et son maître jouaient comme des enfants et délaissaient progressivement la vie de château. Florantine était décédée depuis bientôt dix ans et la nouvelle servante ne pouvait garder sa langue bien pendue. C’est elle qui plaça le seigneur de Beau-Brave dans la gueule des Inquisiteurs lorsqu’elle raconta à toutes ses amies que son maître pratiquait des pactes avec le diable pour conserver sa jeunesse. Elle parlait trop et ses propos tombèrent finalement dans une oreille malveillante. On débuta discrètement une enquête sur cet étrange châtelain au physique d’athlète. Il était presque chauve, mais sa barbiche lui donnait un air charmant.

Quelques années auparavant, soit vers l’âge de cinquante ans, Fontaimé descendit aux souterrains de Beau-Brave dans le but d’y retrouver son ami, Rat-mage. Il n’y trouva aucun Atlante. Il faut croire qu’ils quittèrent Beau-Brave sans laisser la moindre trace de leur départ. Notre homme n’y comprenait rien puisque le mur de la sacristie était demeuré scellé tout le temps. Il le savait puisque c’était lui qui venait de déboucher le trou du grand escalier qui menait aux souterrains. Il erra longtemps dans ces grottes et passa même dans l’une des galeries remplie d’une fumée verdâtre. Sans le vouloir, il venait de traverser la frontière du temps. À partir de ce moment-là, il cessa de vieillir physiquement. Il remonta des souterrains sans découvrir une faille intemporelle qui se trouvait dans une galerie qu’il oublia de visiter. Il aurait alors comprit comment les Atlantes arrivèrent à Beau-Brave et comment ils s’en retournèrent de ce bourg.

Puisque nous parlons des Atlantes, on pourrait expliquer pourquoi les scientifiques Atlantes durent emprunter des corps de rats. Rat-Mage ne disait pas toute la vérité lorsqu’il prétendait que lui et ses confrères décidèrent d’apprivoiser des rats afin d’emprunter leurs corps. En réalité, cela arriva accidentellement lorsqu’ils pratiquèrent cette faille intemporelle. Comme ils se trouvaient dans une grotte infestée par ces rongeurs, ceux-ci furent également attirés dans le couloir comme les scientifiques. Il en résultat un mélange assez amusant puisque les rats héritèrent du génie de ces hommes et les scientifiques agirent ensuite comme des bêtes. Les rats durent les tuer pour les empêcher de les mordre et de les piétiner. Contrairement au passage utilisé par Primus Tasal, celui des Atlantes présentait des “ défauts techniques ”, si on peut s’exprimer ainsi. Ce jumelage entre les petits rongeurs et les humains en était la preuve.

Revenons plutôt à Fontaimé qui allait devoir compter sur la fidélité des habitants de son bourg pour freiner les accusions qui furent portées contre lui. En effet, les Inquisiteurs visitaient les villageois en espérant découvrir des preuves suffisantes pour accuser le châtelain de sorcellerie. Heureusement, personne ne voulut témoigner contre lui. Malgré tout, les enquêteurs aboutirent à la conclusion que cet homme devait demeurer sur leur liste de “suspects”. Ainsi, les biens du châtelain devenaient saisissables par l’Inquisition jusqu’à temps qu’on décide de son innocence. Le pauvre homme se vit ensuite autoriser à demeurer dans son château par les généreux Inquisiteurs à la condition qu’il accepte de se plier à certaines conditions. La première, c’était de laisser des moines inspecter régulièrement sa demeure pour éviter qu’elle devienne un lieu de sorcellerie. En deuxième, on exigeait qu’il assiste à la messe à tous les matins. Puis, ce qui n’était pas le moindre, il devait contribuer généreusement aux oeuvres de charité qu’on lui proposait.

Au mois de mai 1383, le châtelain fut victime d’une étrange secte qui s’était mise en tête de détruire sa réputation de bon Chrétien. Sa demeure devint la cible de plusieurs attaques de formes-pensées. C’était simplement des énergies créées par des gens très malfaisants de nature. Ils pouvaient matérialiser des êtres qui ressemblaient à des incubes ou encore à des fantômes vraiment hideux. Ils hantèrent le château à plusieurs reprises, mais les Maîtres de l’invisible s’en occupèrent après un certain temps en s’attaquant aux membres de cette secte qui vivaient dans une commune non loin de Beau-Brave. Des jets de lumière traversèrent cette vieille ferme abandonnée pour alors se transformer en anges de la mort. Armés de glaives de feu, ils frappèrent tous les occupants qui errèrent ensuite dans un champ comme des âmes en peine. Ils furent tous internés dans un asile pour “fous”. La secte d’Alba cessa donc de s’en prendre à Fontaimé Denlar Paichel après ce rude échec pour lui nuire. Heureusement pour le missionnaire, le terrible divisionnaire refusa de croire ses dévots lorsqu’ils prétendirent que Paichel possédait ce pouvoir de se protéger contre des formes-pensées. Selon Alba, les seuls à blâmer dans cet échec étaient ceux qui ne possédaient pas encore assez d’expérience pour contrôler efficacement les « ombres d’énergie négative. »

Une année plus tard, le châtelain veillait au salon en compagnie de son chien lorsqu’une voix se fit entendre.

- Fontaimé, il faut descendre aux souterrains puisque ton devoir t’appelle ailleurs.

- Baichamelle? C’est toi, ma douce épouse?

- Mon amour, ne cherche pas à comprendre la raison de ton départ. J’ai seulement l’énergie nécessaire pour t’adresser cette demande. Il faut descendre aux souterrains. Va...

La voix se fit silencieuse. Le pauvre homme insista à plusieurs reprises pour que l’esprit se manifeste de nouveau, mais Baichamelle venait de lui dire ce qu’il devait faire à présent. Comme toute personne quelque peu sensée, il finit par douter de ce phénomène. Il crut naïvement que son imagination lui jouait des tours. Le mieux, c’était d’aller se coucher pour la nuit. À peine installé sous ses couvertures, il entendit un curieux grognement près de lui. Ciboulette se tenait les pattes appuyées sur le bord de sa couche et grognait de plus en plus fort. L’homme le somma de se coucher sur le plancher et de le laisser dormir en paix. Mais voilà, il ne la trouverait sûrement pas cette nuit-là puisque son lévrier attendit qu’il se retourne sur le côté pour lui mordre les fesses.

- Sacré-nom-d’un-chien, qu’est-ce qui te prend de me mordre? , ragea-t-il en tentant de repousser la bête sauvage.

- Hurr...rrr, je fais ce qu’on me demande, semblait dire le chien en le forçant à se lever en trombe.

- Lâche-moi voyons! On ne joue plus lorsqu’on s’amuse à mordre les gens comme tu le fais.

- Hurr... c’est à toi de faire ce qu’on t’a demandé, lui répondit son compagnon en maintenant solidement ses crocs aiguisés dans sa robe de nuit.

- D’accord, je vais aux souterrains, mais juste pour te faire plaisir!

Le châtelain se fit un devoir d’obéir au violent appel de son lévrier avant de perdre sa jaquette. Il avait vraiment l’air d’un clown avec son gros bonnet de nuit et ses longues chaussettes moyenâgeuses. Une fois descendu dans cette noire caverne, il se fit guider vers une galerie par son gendarme à quatre pattes. Il vit bientôt une immense spirale dans les parois qui tournait lentement en montrant toutes sortes d’images de différentes époques. Notre homme entendit son chien lui demander dans son langage animal ce qu’ils faisaient dans les souterrains.

- Comment, tu m’as mordu, tu m’as traîné jusqu’ici et tu me demandes à présent pourquoi nous sommes dans les souterrains? , gémit le châtelain indigné.

- Je ne me souviens pas de t’avoir mordu, mon maître, répondit la bête d’un air étonné.

- Bon, je crois comprendre que quelqu’un s’est servi de toi pour m’obliger à sauter dans cette grande chose qui se trouve devant nous.

- C’est quoi cette grosse faille, mon maître?

- Quelque chose me dit que ma douce Baichamelle ne me mentait pas en prétendant que je devais PARTIR. Je pense que cette spirale va nous emporter quelque part. Allons, nous n’avons plus rien à faire ici.

- Maître, une voix me demande de ne pas te frôler lorsque nous serons dans cette faille.

- Nous allons donc obéir puisque j’ai bien l’impression que des êtres invisibles veulent nous faire quitter le moyen âge.

- Le pays?

- Non, le moyen âge. Je le sais par intuition et c’est donc inutile que je t’explique ce qu’est une intuition.

Fontaimé Denlar Paichel et Ciboulette se firent attirer dans la faille et jamais plus personne ne les revit au bourg de Beau-Brave.

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